Thursday, April 17, 2008

"Amour"


Qu’est-ce qu’il y a d’ « Amour » dans le spectacle du même nom, l’adaptation du roman « Amour, Colère, Folie » (1969) de Marie Vieux-Chauvet ? Passion, haine, peur, certes ; mais d’amour, très peu. Il est pourtant dans son absence notoire que réside toute la force de cette œuvre maîtresse de la littérature haïtienne, écrite pendant les années noires de la dictature duvaliérienne. Scabreux pour l'époque, le roman fut censuré par la famille de l’auteur, ainsi provoquant l’exil de Marie Vieux et la divorce du couple Chauvet, pour avoir osé relater l’histoire d’une « vieille fille », Claire, l’ainée des sœurs Clamont, qui manoeuvre ses cadettes comme autant de pions dans l’espoir de calmer le feu qui risque de les consumer toutes depuis que le beau Jean-Luz s’est installé sous leur toit. Or, ce n’est pas sur Claire que l’employé français de l’Import-Export Corporation a jeté son dévolu, d’où cet étrange « Amour » qui se découvre aussi machiavélique qu’intempestif.

L’adaptation signée par José Pliya, dramaturge franco-béninois et l’actuel directeur de l’Artchipel, Scène nationale de la Guadéloupe, ainsi que la mise en scène de Vincent Goethals, rendent un bel hommage à l’esprit révolté du texte de Vieux-Chauvet, donnant libre cours aux fantasmes de Claire tout en l’emprisonnant derrière ses persiennes, victime des préjugés (elle est plus noire de peau que les autres membres de la famille) et des rigidités de sa classe (qui la destine à veiller sur ses soeurs à la place de la mère défunte). L’éternel témoin du bonheur des autres qu’elle ne peut pas partager, Claire ne se résigne pourtant pas à l’effacement, ni à l’oubli : si c’est Félicia qui se trouve enceinte de Jean à « sa » place, c’est elle qui jouera l’épouse dévoyée pendant la convalescence de la jeune maman, attirant le mari comblé sur son propre lit pour jouer avec l’enfant, dont elle a fait installer le berceau dans sa chambre en prenant bien soin de ranger ses cartes postales pornographiques...

L’intimité inviolable de Claire se juxtapose aux images d’époque de Port-au-Prince (marchés, palais national, cathédrale), projetées sur un écran serpentin et modulable selon l’humour de Claire et devant lequel un jeune homme habillé alternativement en costume noir et caleçon blanc exécutera de temps à autre des pas de danse saccadés, disloqués presque : le pantin du rut inassouvi de Claire ou bien son propre double. Lorsque « l’amour » rancit pour se distiller enfin en rage, Claire prend le micro pour hurler son dépit, sa frustration et sa passion, qu’elle ne trouvera jamais le courage de déclarer à Jean, ainsi que sa peur des Tonton-Macoutes qui guettent une brèche dans la façade de la « vieille-fille » en dentelle pour lui faire avouer des histoires de famille, enterrées jusque-là. La pièce s’achève sur fond de révolution populaire, dont l’ambiance générale sera enfin digne des passions que vit Claire depuis de longues années dans la solitude de sa chambre et d’un sexe resté vierge trop longtemps.

Magali Comeau Denis donne une interprétation magistrale dans le rôle de Claire , la rendant aussi attachante qu’amère, nous entraînant avec autant de finesse que de brusquerie dans les tourments de Claire, à l’image de la sœur ignorée qui se finit la maîtresse d’un jeu qui faillit lui échapper pour de bon. José Pliya décrit le roman de Vieux-Chauvet comme « une grande œuvre chorale et intimiste » : c’est en jouant sur ces contrastes que la pièce trouve son équilibre et sa force.

Jusqu’au 19 avril, 20h, Tarmac de la Villette, Parc de la Villette (derrière la Grande Halle), 19e, M° Porte de Pantin, tél : 01.40.03.93.95.

Crédit photo: Eric Legrand